Des nouvelles de Michèle Bayar, autrice jeunesse, humeur, ouvrages, articles, rencontres : en 2024 masterclass "Écrire à voix haute"
- Charlotte, dépêche-toi ! Tu vas être en retard ! dit ma mère.
Je quitte ENIGMATOR, je n’ai pas eu le temps de finir mon niveau. J’adore les jeux vidéos et c’est mon préféré. C’est un jeu d’énigmes en anglais. En étant rapide, on gagne un maximum de points et surtout des indices pour avancer. Je peux y jouer seule et en même temps j’apprends l’anglais ! C’est mieux qu’avec la prof de mon ancien collège qui s’énervait quand je n’arrivais pas à prononcer et Charly qui pouffait de rire dès que j’ouvrais la bouche. C’est pas de ma faute si je balbutie quand je perds confiance. Paraît que c’est génétique…
Nous venons de déménager dans le sud et je suis restée quinze jours sans aller en classe, c’était génial ! Ici, je ne connais personne. Depuis une semaine que nous sommes là, j’ai passé tout mon temps dans ma chambre avec mon jeu, mais ce matin, c’est fini : je vais entrer en 6e au collège Pierre Painlevé, en plein mois de mars ! Les autres se connaissent depuis la rentrée et je vais encore trouver des moqueurs, c’est sûr. Vous croyez vraiment que j’ai envie d’y aller ?
- Charlotte ! s’énerve ma mère.
Elle est déjà dehors. Je prends mon pull préféré, et c’est parti. L’arrêt de bus est tout près de la maison. Ma mère m’y accompagne. Si elle pouvait, elle viendrait en classe avec moi.
Dans le bus, il y a un garçon de mon âge. Il va sans doute au collège, lui aussi. Je croise son regard. Sous ses cheveux roux, d’un beau roux, son visage est souriant. On descend au même arrêt. Il me demande :
- Tu vas au collège ?
- Je hoche la tête pour acquiescer.
- Je m’appelle Marius, dit-il. Mes parents ont une grande ferme, à quelques kilomètres. Et toi ?
Je n’arrive pas à répondre. Quand je stresse ou que je suis émue, les mots se bousculent dans ma gorge et... ça y est ! Je recommence à bégayer ! Alors je respire et je dis d’un coup :
- Charlotte !
Il attend que je dise autre chose, mais j’en suis incapable. Il sourit et me dit :
- Je passe tous les jours devant chez toi, mais je ne t’ai jamais vue.
J’ai envie de lui dire pourquoi.
- Je... je... joue...j..
Ça ne vient pas. Je baisse le nez et je fonce vers le collège.
Devant le portail, je stresse. Des groupes de copains sont là et j’ai l’impression que tout le monde me regarde. J’entre dans la cour et une femme vient à ma rencontre. C’est la CPE.
- Bonjour Charlotte, suis-moi. Je vais te conduire dans ta classe.
Plus on s’approche de la classe, plus je stresse. Pour m’aider à me détendre, la CPE me parle. Elle me demande ma matière préférée et je réponds l’anglais, sans réfléchir, parce que l’anglais me fait penser à mon jeu.
- Tu as de la chance, rit la CPE. Justement ce matin, tu commences par le cours d’anglais.
Juste avant d’entrer dans la salle, j’entends la professeure dire :
« Nous allons avoir une nouvelle élève. Soyez gentils avec elle, c’est dur de changer d’établissement en pleine année scolaire ».
Quand je rentre, tout le monde dit bonjour, mais certains ricanent. Un garçon en particulier. Je n’aime pas sa façon moqueuse de me regarder de la tête aux pieds. La CPE attend que je réagisse. Je souris et je fais un signe de la main. J’espère avoir donné le change. Où est ma place ? Mais la CPE n’en a pas fini avec moi. Elle me demande de me présenter, et comme d’habitude, toutes les informations sortent entrecoupées de silences :
- Je... m’ap- ppelle Ch Ch Charlotte et... et...
Le garçon moqueur étouffe un fou rire. La CPE a pitié de moi.
- C’est bien… Axel, ça suffit ! Va t’installer Charlotte.
Elle a compris mon souci. Je suis soulagée. Il y a plein de places libres, mais au fur et à mesure que j’avance, des sacs sont posés sur les chaises, il ne reste plus aucune place libre sauf celle à côté de Marius, ça tombe bien car c’est la seule personne qui me semble sympathique à cet instant.
La prof d’anglais m’interroge pour connaître mon niveau et je réponds sans aucune difficulté. On me regarde avec étonnement : en effet, en anglais je n’ai jamais bégayé ! Quand je parle anglais, j’ai l’impression de chanter.
Des murmures se font entendre :
« Il faudra qu’on te parle anglais peut-être ? chuchote le moqueur, juste derrière mon dos ».
Je vais avoir du mal à me débarrasser de lui.
La cloche sonne, tout le monde se bouscule et, comme je n’aime pas ça, je reste au fond et je sors la dernière. Je repère un arbre où il n’y a personne et je vais m’y installer. Très vite une fille de la classe me rejoint. On discute. Le tronc est rempli de gravures d’initiales, Chloé me montre les initiales des prénoms de leur classe, enfin de la mienne aussi maintenant. Il y a la sienne. Je lui demande si je devrai ajouter aussi la mienne. Elle me répond que oui. Mais nous ne sommes pas tranquilles longtemps, des ricanements se font entendre. Axel le moqueur arrive, suivi de ses copains.
- T’es anglaise ? me demande-t-il.
Ça recommence. Je laisse Charly derrière moi et voilà Axel qui me colle. Mais pourquoi ? C’est pas drôle, quelqu’un qui balbutie !
- Nnnoon.
Marius arrive, et s’adresse à lui :
- Axel, tu la laisses respirer ?
Puis il commence à parler avec nous et les moqueurs s’éloignent à mon grand soulagement. Je remercie Marius.
Je suis enfin tranquille et en discutant, Chloé et moi on se rend compte qu’on aime toutes les deux la « Star Académie ». On entonne une chanson de Marine. On propose à Marius de chanter avec nous. Il préfère imiter les percussions en se frappant la poitrine et les cuisses et nous donne le rythme. Quand je chante, je ne bégaie pas, c’est comme quand je parle anglais, je me laisse prendre par le rythme des mots. Mes deux camarades le remarquent immédiatement.
En rentrant chez moi, je me dis que cette première journée est plutôt réussie, Axel et ses copains moqueurs vont être difficiles à supporter, mais il y a aussi Marius et Chloé ! J’ai discuté avec Marius le soir dans le bus du retour, j’étais tracassée par cet accueil pas très sympathique. Il m’a conseillé de ne pas écouter Axel, il se lassera de m’embêter. Grâce à Marius, le bilan de ma journée est positif.
Le lendemain je retourne en classe, heureuse de retrouver mes nouveaux potes. Bonheur parfait jusqu’au cours de français : j’apprends que nous devons préparer un concours de poésie inter-établissements. Chacun de nous va réciter ! Je n’ai jamais fait un pire cauchemar ! La prof me remet une feuille dactylographiée. Le poème est « Chanson d’automne“ de Paul Verlaine.
Je me liquéfie. Marius et Chloé ont compris. Pendant la récré, ils tentent de me rassurer : Tu n’auras qu’à imaginer que tu parles en anglais.
Les jours passent, et je me sens assez bien dans mon nouvel établissement, je reste avec Chloé et j’évite de parler aux autres. Je passe beaucoup de temps avec elle.
Chaque récré, Marius nous rejoint. Il est tout l’inverse de moi : il aime sortir, il me parle de ses groupes préférés et quand je bégaie un peu en lui répondant, il a les oreilles qui rougissent et il sourit, ça l’amuse mais il ne se moque pas. Je crois bien que je l’adore ce Marius. Avec lui, je me sens en confiance et je bégaie de moins en moins. Chloé me dit qu’il a eu un coup de foudre pour moi et ça la fait pouffer de rire.
Le jour vient où chaque élève va devoir réciter son poème devant la classe. Je l’ai travaillé avec Chloé chez elle mercredi. Pour me détendre, elle a mis du rap de son groupe préféré.
- Tu n’as qu’à réciter ton poème en le mettant en rap, me dit-elle.
J’essaie et c’est vrai que c’est plus facile. Je me mets à chanter : Les sanglots longs / des violons / de l’automne/ bercent mon coeur / d’une langueur / monotone, en marquant le rythme avec mes pieds et avec mes mains.
Chloé me dit :
- Waouh ! Tu n’as pas bégayé ! Et si tu récitais en rappant le jour du concours ?
- Bonne idée, mais le problème, c’est que je vais être la seule.
- Mais non, Marius et moi le ferons aussi. Tu veux venir chez moi ce soir,
On préparera nos poésies et quand on les lira, en cours de français, la classe sera surprise !
Le lendemain, Charlotte demande à passer la première et donne sa poésie en rappant. Axel ricane mais toute la classe rit et applaudit. Marius et Chloé récitent eux aussi en rappant. Les autres élèves veulent frapper aussi.
- Pourquoi avoir choisi le rap ? demande la prof aux trois amis.
- C’est plus sympa, se hâte de dire Marius.
- La poésie, c’est pas du rap, râle Axel.
- C’est vrai, répond la prof, mais je pense que vous pouvez interpréter vos poésies en rappant, nous annonce-t-elle. Vous les avez bien travaillées.
Toute la classe décide alors de dire les poèmes sur un rythme de rap, sauf Axel qui n’aime pas le rap. Il ronchonne toujours.
Le jour du concours, tous les élèves de 6e1 du collège Pierre Painlevé sont applaudis pour avoir récité leur poésie en rappant... Tous sauf Axel qui a récité comme on le lui avait appris.
Nous sommes très excités, c’est sûr nous allons gagner le concours !
Un silence se fait dans la grande salle ou les classes des deux établissements attendent le résultat. J’ai le cœur qui bat à cent à l’heure.
Surprise, notre classe est disqualifiée ! Le jury nous félicite pour notre prestation mais nous n’aurons pas le prix, on n’avait pas le droit de rapper nos poésies… Ce n’était pas prévu dans le règlement du concours.
- Tant pis, dit Marius, on s’est bien amusés.
Le lundi, pendant la récré, Chloé me dit :
- Tu graves tes initiales ?
Je hoche la tête. Oui, bien sûr ! Je prends la pointe de mon compas pour ne pas blesser l’arbre, je choisis un endroit où l’écorce est presque en forme de coeur et j’y trace un C. Je fais partie de la classe à présent.