28 Mars 2010
Tout au début, il y a ce moment où, enfant encore, je me détache du mécanisme de la compréhension. Pour la première fois, je suis happée par la narration et je découvre avec une joie ineffable, une frayeur délicieuse et une révolte passionnée, tout un pan de monde jusque là inconnu. Ensuite, forte de cette découverte, j’investis les lieux, je les aménage sans vergogne à ma convenance et j’invente des histoires avec ce que le livre vient de m’apprendre. Le début d’un jeu et peut-être d’un « je ».
Cette lecture-là n’a d’autre objet que de vivre d’autres vies dans d’autres univers. Les vivre sans danger. En tout cas, on veut le croire. Le pouvoir de refermer le livre à tout moment est grisant. On peut se laisser aller à la terreur ou à l’illumination, à la chaleur des retrouvailles lorsque l’on connaît déjà l’auteur, à la plongée dans un inconnu glauque, voire même interdit.
Le livre semble passif. Erreur. Il attend mon immersion volontaire et aventureuse pour m’accrocher, me retenir, guider ma quête de plaisir vers de secrets apprentissages dont le chemin infini traverse l’inépuisable richesse de la langue. Il me rend ensuite à moi-même, parfois un peu brusquement, parfois avec la tête qui tourne, toujours agrandie de quelques points de vue, donc porteuse d’une géographie plus large.
En étudiant l’anglais – j’étais déjà adulte – j’ai appris par hasard que le livre me laissait également des joyaux en dépôt sans que je m’en aperçoive. L’océan ne va pas sans galion et l’île sans trésor. Un contrôle, qui me confirma plutôt mauvaise à l’oral, me fit découvrir que je possédais sans le savoir un vocabulaire important comparé à mon niveau de pratique.
Et pour cause ! Comme je n’aimais pas la conversation et que l’étude du manuel m’ennuyait, je lisais des ouvrages bilingues, m’entraînant à lire d’abord le récit en anglais avant de me pencher sur la version française.
Autant dire que j’ai souvent réécrit l’histoire ! La confrontation avec la traduction était rude. Somerset Maugham et Saki se prêtaient magnifiquement à l’expérience. Kipling était formidable mais c’est avec lui que j’ai fait le plus de contresens. Curieusement, j’ai eu plus de mal avec Roald Dahl que j’adore en traduction française. Et pourtant, le vocabulaire m’est resté…
Le livre fut mon premier lieu de vie, la lecture ma première forme d’écriture, de projection de mon être intime aux confins des émotions, des idées, des sentiments. C’est par le livre que j’ai appris et que j’apprends encore ma géographie intérieure et celle du monde. Aujourd’hui, les deux sont pour moi indissociables et le livre est une passerelle qui les relie.
De l’exploration sans danger de la lecture à celle plus périlleuse de l’écriture – on risque de s’y perdre et aussi de s’y trouver ! – je déchiffre et je défriche des chemins pour moi inconnus jusqu’au moment où l’effort, le plaisir, la révolte ou l’épouvante me conduisent jusqu’à un col ouvrant sur un nouvel horizon. Me croyant sur le toit du monde, je m’arrête alors, éblouie, pour le contempler. Puis je reprends mon chemin de lecture et d’écriture, en quête de nouveaux émerveillements.